Le 20 janvier 2025 restera une date marquante, non seulement pour le retour de Donald Trump à la Maison Blanche, mais surtout pour la consécration d’une alliance politique que l’on aurait jugée impensable quelques années plus tôt. Lors de son investiture, les figures les plus puissantes et emblématiques de la Silicon Valley – Elon Musk, Mark Zuckerberg, Jeff Bezos, Sundar Pichai et Tim Cook – occupaient des places d’honneur, symbolisant un alignement stratégique majeur entre le pouvoir politique national-populiste et la haute technologie libertarienne. Ce rapprochement n’est pas un simple hasard, mais la confluence calculée d’intérêts économiques colossaux et d’une idéologie post-libérale montante.
Pendant longtemps, la Silicon Valley a été considérée comme un bastion des valeurs progressistes et libérales, entretenant une relation quasi symbiotique avec l’administration démocrate de Barack Obama. Or, l’ère Trump 2.0 voit cette façade progressiste se fissurer au profit d’une nouvelle coalition, souvent décrite comme un « nouveau fusionnisme » cherchant à marier la droite conservatrice et les libertariens de la tech.
Le grand pivot idéologique et financier
Le virage de la tech américaine vers Donald Trump représente une rupture spectaculaire. En 2016, l’industrie rejetait massivement Trump, notamment à cause de ses positions anti-immigration, alors que les trois quarts de ses travailleurs sont nés à l’étranger. Peter Thiel, cofondateur de PayPal et Palantir, faisait alors figure d’exception isolée dans son soutien. Aujourd’hui, Musk, Thiel, et d’autres comme David Sacks, Marc Andreessen et Ben Horowitz, mènent la charge républicaine.

L’engagement est d’abord financier et sans précédent. Des figures comme Elon Musk se sont positionnées comme des mécènes politiques majeurs, avec une contribution estimée à environ 243 millions de dollars via son Super PAC et des promesses de dons mensuels conséquents. Cette force de frappe financière a donné à la campagne de Trump une puissance considérable. Néanmoins, il faut nuancer en reconnaissant que la base de financement du Parti démocrate reste solide, même si les dons individuels les plus élevés proviennent désormais du camp pro-Trump.
Pour mieux appréhender l’ampleur de l’engagement des principaux acteurs de la tech dans cette élection, voici une vue comparative, illustrant l’asymétrie au sommet du financement politique :
| Donateur Clé | Affiliation Principale | Montant de la Contribution (estimé) | Candidat/Parti Bénéficiaire |
| Elon Musk | Tesla, SpaceX, X | 242,6 millions $ | Donald Trump / Républicains |
| Dustin Moskovitz | Asana, cofondateur de Facebook | 51,1 millions $ | Kamala Harris / Démocrates |
| Reid Hoffman | Cofondateur de LinkedIn | 17 millions $ | Kamala Harris / Démocrates |
| Marc Andreessen | Andreessen Horowitz | 5,5 millions $ | Donald Trump / Républicains |
| Jumeaux Winklevoss | Gemini | 2,5 millions $ | Donald Trump / Républicains |
Les moteurs de la convergence : idéologie et pragmatisme économique
Ce revirement s’explique par une double dynamique : un calcul économique froid et la montée d’une idéologie post-démocratique.
- Le rejet de la régulation de l’ère Biden Le principal catalyseur de ce changement est la réaction virulente aux tentatives de régulation menées par l’administration Biden entre 2021 et 2024. Les politiques anti-trust agressives contre des géants comme Google et Amazon, ainsi que la pression de l’aile progressiste du Parti démocrate, ont fait que de nombreux dirigeants de la tech se sont sentis ciblés.
L’industrie des cryptomonnaies, en particulier, a vu d’un très mauvais œil la position sévère des démocrates, ce qui a créé un espace que Donald Trump a exploité en se présentant comme le champion de la « crypto army » et de la déréglementation. De même, les fonds de capital-risque s’inquiètent des projets démocrates de hausse d’impôts pour les plus riches et de la prise en compte des normes ESG (Environnementales, Sociales et de Gouvernance), jugées nuisibles à la bonne marche des affaires.
- L’idéologie libertarienne et la vision d’une techno-monarchie Au-delà de la simple fiscalité, le soutien s’enracine dans une conviction idéologique profonde. Une forte tradition libertarienne a toujours existé dans la Silicon Valley. Elle s’est radicalisée pour devenir, chez certains, un néoréactionnarisme. Peter Thiel a d’ailleurs affirmé publiquement qu’il ne croyait plus que « la liberté et la démocratie étaient compatibles ».
Vers une autre gouvernance du monde ?
Pour cette frange, la démocratie est perçue comme un système inefficace et obsolète, un simple « code hérité » qui doit être remplacé par une gouvernance plus « rationnelle » et « technique », dirigée par les « exécutifs » les plus compétents, à l’image d’un PDG gérant une entreprise. C’est la vision d’une techno-monarchie corporative1.
- La guerre culturelle anti-woke Ce mouvement est amplifié par une croisade culturelle contre ce que ses partisans appellent le « virus mental woke » (woke mind virus). C’est une réaction virulente contre les initiatives de Diversité, Équité et Inclusion (DEI) et les normes sociétales progressistes. Cette rhétorique permet aux élites technologiques d’aligner leurs intérêts économiques (déréglementation) avec les griefs culturels populistes du mouvement MAGA. Par exemple, Mark Zuckerberg a renoncé au fact-checking par des tiers sur Meta (Facebook/Instagram) au profit de « notes de communauté » et a assoupli sa politique sur les discours de haine, des concessions directes à l’agenda politique du nouveau pouvoir.
L’agenda de la maga-tech : démanteler l’état et défier l’europe
L’alliance Trump-Tech ne se limite pas à des chèques, elle se traduit par une participation directe au pouvoir et à la définition d’un programme commun. L’agenda politique vise à remodeler l’État fédéral en le rendant plus petit et plus « efficace ». Elon Musk, en tant que directeur du nouveau Département de l’Efficacité Gouvernementale (DOGE), illustre parfaitement cette volonté de restructurer la bureaucratie fédérale selon les principes de l’ingénierie logicielle et de l’automatisation par l’IA.
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Soutenir MyChromebook.frL’administration Trump 2.0 a rapidement dévoilé un programme ambitieux, dont les politiques clés sont résumées ci-dessous :
| Domaine Politique | Objectif Principal et Mesures Clés | Implication du Secteur Tech |
| Intelligence Artificielle (IA) | Assurer la domination mondiale des États-Unis en abrogeant le décret de Biden sur la sécurité de l’IA, et en éliminant la « paperasserie » réglementaire. Lancement d’un « America’s AI Action Plan ». | Déréglementation maximale pour les développeurs de modèles (OpenAI), les fabricants de puces (Nvidia) et les entreprises de cloud. |
| Régulation des Cryptomonnaies | Créer un environnement réglementaire « léger » pour faire des États-Unis la « capitale crypto de la planète ». Le nouveau poste de David Sacks, « Tsar de l’IA et de la Crypto » au sein de la Maison Blanche, souligne cette priorité. | Soutien direct aux plateformes d’échange et aux investisseurs en blockchain. Analyse de la création d’une réserve stratégique d’actifs numériques saisie. |
| Confrontation Transatlantique | Protéger les entreprises américaines (GAFAM, Meta, Google, Amazon) des réglementations jugées « discriminatoires » et « d’extorsion à l’étranger » par l’Union Européenne (DSA, DMA). | Utilisation de la menace de tarifs douaniers pour défendre les intérêts des plateformes mondiales. L’enjeu est de consolider l’hégémonie technologique américaine. |
| Immigration (Visa H-1B) | Protéger les emplois américains en rendant l’embauche de travailleurs étrangers qualifiés plus coûteuse. | Imposition de frais annuels de 100 000 dollars par demande de visa H-1B, une mesure qui pourrait pénaliser les startups et les petites entreprises. |
Les enjeux d’un fusionnisme 2.0
L’alliance entre Donald Trump et une partie influente de la Silicon Valley ne peut plus être ignorée comme une simple convergence fortuite. Elle est le creuset d’un projet idéologique en construction, inspiré par un « fusionnisme 2.0 ». L’objectif commun semble être de démanteler l’État fédéral, perçu par les conservateurs comme corrompu et inefficace, et par les libertariens comme une entrave à la liberté et à la propriété privée.
L’investissement précoce de Peter Thiel dans le mouvement Trump dès 2016, et son rôle de mentor auprès du vice-président J. D. Vance, prouve que cette synthèse idéologique était en préparation depuis longtemps. Pour la tech, l’enjeu est de garantir un environnement de déréglementation massive et de contrats publics lucratifs, quitte à échanger son ancienne aura progressiste contre un pouvoir politique direct et une influence sur la sécurité nationale. Les conséquences de ce pacte sont colossales, non seulement pour la démocratie américaine, mais pour l’ordre réglementaire mondial, en particulier face à l’Europe qui s’est positionnée comme puissance régulatrice du numérique. Nous assistons à la naissance d’une nouvelle ère de la MAGA-Tech, dont les répercussions ne font que commencer. Et vous qu’en pensez-vous ?
Va t-on vers une gestions des Etats comme peuvent l’être les entreprises de la Silicon Valley ?
Des questions et des réponses
Q : Quel a été l’investissement le plus fructueux de Peter Thiel, selon certains observateurs ? R : Selon Mother Jones, la donation de Peter Thiel à la campagne de Donald Trump en 2016 et son soutien public ont produit peut-être les plus grands dividendes, le transformant en un véritable oligarque de la politique américaine.
Q : Qu’est-ce que le « fusionnisme 2.0 » potentiellement envisagé par les alliés de Trump ? R : Le « fusionnisme 2.0 » désigne la possibilité d’une synthèse idéologique entre les national-conservateurs (« natcons ») et les techno-libertariens, s’inspirant d’un rapprochement historique au sein du Parti républicain dans les années 1950.
Q : Quelle est la position de Donald Trump concernant les cryptomonnaies depuis son revirement ? R : Anciennement critique, Donald Trump s’est stratégiquement positionné en faveur des cryptomonnaies, promettant de soutenir le droit à la propriété des 50 millions de détenteurs de crypto et d’utiliser les bitcoins saisis par l’administration pour constituer une réserve stratégique américaine.
Q : Quel rôle Elon Musk joue-t-il concrètement au sein de la nouvelle administration Trump ? R : Elon Musk a été nommé à la tête du nouveau Département de l’Efficacité Gouvernementale (DOGE), une position qui lui permet de démanteler systématiquement les institutions démocratiques pour les remplacer par des systèmes d’intelligence artificielle et des technologies propriétaires.
Notes de bas de pages
- La notion de « techno-monarchie corporative » désigne une idéologie politique radicale, issue des cercles techno-libertariens de la Silicon Valley, qui cherche à remplacer les systèmes démocratiques traditionnels par un ordre politique post-démocratique et privatisé. En quelques lignes, voici une explication détaillée de ce concept.
Définition et fondement idéologique
La « techno-monarchie corporative » est le résultat d’une évolution des idées libertariennes traditionnelles vers ce qui est appelé le néoréactionnarisme. Cette idéologie propose de :
1 – Rejeter la démocratie comme système obsolète : Les adeptes de ce courant, influencés par des figures comme Peter Thiel ou l’écrivain Curtis Yarvin (souvent décrit comme un « néo-monarchiste »), considèrent que la démocratie libérale est un système inefficace. Pour Thiel, l’entrepreneur et cofondateur de PayPal, la liberté et la démocratie ne sont plus compatibles.
2 – Appliquer la logique entrepreneuriale à la gouvernance : Le modèle de la techno-monarchie corporative suppose que la société doit être dirigée « comme le ferait un PDG gérant une entreprise ». La gouvernance doit être assurée par les « exécutifs » les plus compétents, plutôt que par des processus électoraux jugés lents et irrationnels, produits de choix « basés sur des sentiments » faits par des masses non techniques.
3 – Instaurer un ordre privé et sans responsabilité : Cette vision prône un ordre privé et post-démocratique où ceux qui possèdent les ressources et le contrôle technologique dictent les règles. L’objectif final est de remplacer la gouvernance étatique responsable par une techno-monarchie sans obligation de reddition de comptes. Ce concept se rapproche du « néocaméralisme », un système où la société est gérée comme une corporation dotée d’une propriété et d’un contrôle clairs, à l’opposé de la délibération démocratique.
Mise en œuvre et convergence politique
L’alliance entre une frange de la Big Tech et Donald Trump est le véhicule politique permettant de concrétiser cette idéologie.
1 – Démantèlement institutionnel : Le projet vise à « démanteler systématiquement les institutions démocratiques ». L’exemple le plus frappant de cette approche est la création du Département de l’Efficacité Gouvernementale (DOGE), dirigé par Elon Musk, qui a pour mandat de restructurer la bureaucratie fédérale en se basant sur les principes d’ingénierie logicielle.
2 – Contrôle sans débat : Les promoteurs de cette vision estiment que le changement technologique a une trajectoire déterminée et inévitable. Cette pensée déterministe, qualifiée d’« autoritarisme épistémique », justifie l’absence de débat public ou de processus démocratiques dans la prise de décision, car l’avenir est déjà considéré comme décidé par la technologie.
En somme, la techno-monarchie corporative est la concrétisation de l’idée que la compétence technique et la richesse doivent remplacer la légitimité démocratique, avec pour conséquence la mise en place d’un régime dirigé par des oligarques de la technologie (les CEO-dictators) cherchant à maximiser leur pouvoir et leurs intérêts économiques en démantelant l’État régulateur.. ↩︎



